( Le groupe de réflexion indépendant Overseas Development Institute (ODI) et la société de conseil britannique TMP Systems ont publié à la fin février, un rapport baptisé « Assessing the costs of tenure risks to agribusiness ». Ce document estime que les disputes foncières sur le continent pourraient coûter jusqu’à 100 millions $ aux investisseurs. Dans un entretien avec l’Agence Ecofin, Joseph Feyertag, chargé de recherche à l’ODI, revient sur les moyens que peuvent mettre en œuvre les compagnies qui désirent investir dans le secteur agricole sur le continent pour réduire les risques fonciers.
Agence Ecofin : Dans votre rapport,
vous indiquez que les disputes foncières entre les investisseurs et les
populations locales pourraient coûter jusqu’à 100 millions $. Comment en
êtes-vous arrivés à ces prévisions ?
Joseph Feyertag : L’estimation est
celle du Tenure Risk Tool, un modèle que nous avons développé pour quantifier
les risques en nous basant sur deux facteurs. Le premier est le nombre de jours
de retard qu’un projet connaissait en cas de dispute foncière. Plus la zone
devant accueillir l’investissement est risquée, plus le retard sera long. Le
second facteur est le montant que le retard faisait perdre aux compagnies sous
la forme de manque à gagner. Il peut s’agir par exemple du profit perdu en
raison du non-démarrage des opérations. Nous avons testé le modèle en utilisant
plusieurs pays comme la Côte d’Ivoire, le Liberia, l’Ouganda, le Kenya, le
Malawi, la Tanzanie, l’Ethiopie et le Ghana et sur la base de plusieurs
commodités agricoles comme l’huile de palme, la canne à sucre, le riz et le café.
Nous avons entré des données réelles de trésorerie des compagnies.
« Nous
avons testé le modèle en utilisant plusieurs pays comme la Côte d’Ivoire, le
Liberia, l’Ouganda, le Kenya, le Malawi, la Tanzanie, l’Ethiopie et le Ghana et
sur la base de plusieurs commodités agricoles comme l’huile de palme, la canne
à sucre, le riz et le café. »
Pour chaque exemple, le modèle que nous
avons choisi nous a donné des coûts dans les cas de situations de disputes
selon qu’elles soient meilleures, médianes ou pires. L’estimation de 100
millions $ est le chiffre le plus élevé basé sur le pire des cas de figure
pour un investissement dans la canne à sucre au Malawi.
Joseph Feyertag : « Nos recherches suggèrent que les risques sont
élevés dans certaines parties de la RDC, de l’Ouganda, du Soudan, du Nigeria et
de la Somalie. »
Cette statistique a été établie afin de
fournir un moyen rapide de comprendre l’impact que les disputes foncières ont
sur les perspectives financières d’un investissement dans la terre. Mais cet
outil donne aux utilisateurs une évaluation concernant leur localisation et sur
les détails du projet. Cela leur permet de réagir face aux challenges auxquels
ils sont confrontés et d’allouer leurs ressources aux problèmes les plus
complexes avec les engagements locaux.
AE : Quels sont les pays africains
dans lesquels les risques liés à la terre sont les plus élevés et quelles en
sont les raisons ?
JF : Les risques liés à la terre sont
endémiques à travers le continent africain, mais varient beaucoup à l’intérieur
d’un pays et entre différents pays. Nos recherches suggèrent que les risques
sont élevés dans certaines parties de la RDC, de l’Ouganda, du Soudan, du
Nigeria et de la Somalie. Plusieurs facteurs peuvent expliquer les risques
élevés dans ces régions, de la pression sur la terre, du fait de la croissance
démographique ou encore du déficit de gouvernance en passant par les
sensibilités environnementales et culturelles.
« Plusieurs
facteurs peuvent expliquer les risques élevés dans ces régions, de la pression
sur la terre, du fait de la croissance démographique ou encore du déficit de
gouvernance en passant par les sensibilités environnementales et culturelles. »
Ces facteurs peuvent être difficiles à
identifier, comparer et étudier. Pour ce faire, nous avons développé une
méthode quantitative utilisant essentiellement des techniques statistiques pour
identifier les endroits avec le risque le plus élevé à l’échelon territorial.
Cela est important parce que les risques fonciers varient autant à l’intérieur
d’un pays qu’entre deux pays différents.
Cette méthode a été utilisée en nous
basant sur une étude conduite par TMP Systems sur 600 cas de disputes foncières.
Dans chacun de ces cas, nous avons analysé différentes données liées à la
gouvernance, à l’environnement, au social afin d’identifier les indicateurs
corrélés avec les risques fonciers. Ceci inclut des indicateurs nationaux
relatifs à la corruption et l’efficacité des gouvernements, aux conditions
locales comme l’accès à l’électricité et la proximité avec les aires protégées
et à des indicateurs comportementaux comme la décision d’investir dans des
actifs ou de migrer. Il est important de souligner deux principales choses.
Nous avons identifié les facteurs en relation avec les risques fonciers, mais
nous ne disons pas que ces facteurs causent les disputes foncières. Comprendre
les liens de causalité n’est pas possible pour le moment. En second lieu, nous
avons utilisé les meilleures données disponibles. Cela ne veut pas dire que
nous ne pouvons pas toujours tenir directement compte des facteurs culturels
complexes. Cela veut aussi dire que nous avons travaillé dans la mesure de la
limite des données disponibles. Les compagnies et les investisseurs ont besoin
de faire un travail de terrain et de conduire une évaluation adéquate des
risques fonciers pour les comprendre davantage.
AE : Hormis l’agriculture, quels
sont les autres secteurs affectés par ces risques ?
JF : Le principal secteur affecté par
les disputes foncières est le secteur minier. Les investissements miniers, qui
sont particulièrement courants à travers le continent, en raison de ses riches
ressources naturelles, exigent beaucoup de terres et sont de ce fait plus
sujets aux disputes. Les opérations minières sont aussi moins flexibles que les
investissements agricoles dans la mesure où elles doivent se réaliser sur les
portions de terres spécifiques où les ressources naturelles sont présentes.
« Les
investissements miniers, qui sont particulièrement courants à travers le
continent, en raison de ses riches ressources naturelles, exigent beaucoup de
terres et sont de ce fait plus sujets aux disputes. »
Mais les disputes affectent aussi des investissements
dans les villes, en raison de l’urbanisation rapide. Des systèmes fonciers
traditionnels qui, jusqu’à récemment, dominaient dans les zones rurales ou
péri-urbaines sont actuellement incorporés dans les villes en raison de
l’urbanisation. Les disputes foncières peuvent aussi affecter des projets
d’infrastructures ou de constructions dans les zones urbaines et rurales comme
les stations hydroélectriques.
AE : Est-il vraiment possible pour
une entreprise voulant opérer sur le continent d’éviter de tels risques
fonciers dans la mesure où les droits à la terre sont encore définis pour leur
grande majorité par les droits coutumiers ?
JF : Absolument. Il y a des méthodes
innovantes qui permettent de faire face aux chevauchements des droits coutumiers
à travers l’Afrique. Dans la plupart des cas, la terre est louée et une partie
de la rente annuelle est payée aux différents propriétaires.
Par exemple, en Sierra Leone, les
compagnies paient 50% des loyers fonciers annuels aux propriétaires des terres,
20% au chef suprême, 20% au conseil des districts et 10% au gouvernement.
« Par
exemple, en Sierra Leone, les compagnies paient 50% des loyers fonciers annuels
aux propriétaires des terres, 20% au chef suprême, 20% au conseil des districts
et 10% au gouvernement. »
Il y a aussi des opportunités pour les
entreprises de travailler avec les producteurs indépendants et les petits
agriculteurs plutôt que de payer les terres elles-mêmes. Par exemple, au
Malawi, il y a une plantation de canne à sucre pilotée par la compagnie
Agricane à Phata qui utilise une approche de partage de profit. Celle-ci
regroupe les terres communautaires pour démarrer des plantations industrielles
et verse les profits aux familles sur la base de la proportion de terres
détenues par chacune d’elles, à partir des recettes que l’exploitation
engendre. Toutefois, il est important de comprendre que chaque approche doit
être spécifique au contexte, mais il y a beaucoup d’exemples positifs des
investissements qui ont réussi avec succès à naviguer à travers les
arrangements fonciers complexes en Afrique.
AE : D’après vous, quelles sont les
principales stratégies que les compagnies peuvent mettre en œuvre pour réduire
les risques liés aux investissements dans la terre ?
JF : Avant tout, les compagnies doivent
construire la confiance avec les communautés locales. Cela peut impliquer le
fait d’assurer que les communautés locales fournissent un Consentement
préalable, libre et éclairé (FPIC).
« Avant tout, les compagnies doivent construire la confiance avec les
communautés locales. »
Les entreprises peuvent aussi s’asseoir
à la même table avec les communautés affectées par leur investissement. Elles
peuvent engager avec celles-ci des initiatives de cartographie participative
afin que les familles sachent exactement la proportion de terres qu’elles
possèdent ; ce qui est actuellement utilisé et pourquoi ; et si elles veulent
allouer ou non les portions non utilisées aux entreprises. Vous devez connaître
les gens, savoir ce qu’ils veulent et ce qu’ils espèrent. Si vous ne savez pas
ces choses, vous ne pouvez pas espérer savoir comment les gens vont réagir à un
large investissement.
« Vous
devez connaître les gens, savoir ce qu’ils veulent et ce qu’ils espèrent. Si
vous ne savez pas ces choses, vous ne pouvez pas espérer savoir comment les
gens vont réagir à un large investissement. »
Donc, vous devez être capable de
communiquer et de vous engager avec les personnes locales pour comprendre les
risques et savoir où sont les opportunités. Malheureusement, beaucoup
d’investissements en Afrique ont complètement ignoré les communautés et, à la
place, ont acquis de grandes concessions auprès des gouvernements ou des chefs
locaux, sans consulter les villages et les communautés qui vivent sur et
utilisent les terres. Même si cela prend beaucoup de temps, une approche de la
base vers le sommet qui commence avec les communautés pourra permettre aux
entreprises d’économiser des ressources et éviter des disputes.
AE : En Afrique, l’huile de palme
est l’une des questions sensibles en matière de régime foncier avec de
nombreuses compagnies comme Olam et Sime Darby qui sont régulièrement accusées
d’accaparement de terres des communautés locales. Pourquoi les projets sur
l’huile de palme sont-ils autant critiqués pour leur impact ?
JF : L’huile de palme a reçu beaucoup
de mauvaises publicités, non seulement en Afrique, mais aussi majoritairement
en Asie du Sud-Est. L’une des raisons pour lesquelles le palmier à l’huile est
autant problématique est qu’il est planté sur des terres forestières ou au
niveau des frontières forestières. Les communautés se situant dans ces zones
sont particulièrement sensibles à ces investissements externes. Mais, il faut
savoir que le palmier à huile vient de l’Afrique de l’Ouest, où il se développe
en milieu sauvage. Les communautés locales l’utilisaient depuis des milliers
d’années. Malgré cela, la plupart des pays africains doivent importer de
l’huile de palme depuis l’Asie du Sud-Est, ce qui signifie que plus
d’investissements devront être réalisés. Cependant, les arrangements fonciers
complexes font que les plantations à grande échelle telles qu’elles existent en
Asie du Sud-Est sont très difficiles à répliquer en Afrique de l’Ouest.
Alors que les plantations peuvent
atteindre aisément 100 000 hectares en Asie du Sud-Est, elles dépassent
rarement 10 000 hectares en Afrique de l’Ouest. Peut-être que les
compagnies font des erreurs en voulant répliquer le modèle des grandes concessions
en Afrique de l’Ouest plutôt que d’adopter une approche à petite échelle ou qui
s’appuie sur les producteurs indépendants. Plusieurs investissements ont lieu
via les gouvernements au lieu de démarrer à la base avec les communautés.
Néanmoins, les compagnies suscitées sont en train de comprendre cela, soit en
décrétant que la période des concessions était révolue, en retournant des
concessions précédemment obtenues à des gouvernements, car jugeant que cela ne
répondait pas aux critères environnementaux et sociaux, ce qui est une bonne
démarche.
AE : Dans la plupart des cas, les
investisseurs et les communautés locales ont des intérêts divergents et parfois
conflictuels. Comment les gouvernements peuvent-ils répondre au défi d’assurer
non seulement la sécurité des droits fonciers des communautés, mais aussi que
les investissements répondent aux besoins de développement locaux ?
JF : Je pense que les communautés
locales et les investisseurs ont souvent beaucoup plus de choses en commun que
les gens ne le pensent. Cependant, il est vrai que beaucoup de communautés ne
veulent pas des investissements et il est important que la possibilité leur
soit offerte de ne pas s’y engager particulièrement quand les impacts de
l’investissement sont parfaitement établis.
« Je
pense que les communautés locales et les investisseurs ont souvent beaucoup
plus de choses en commun que les gens ne le pensent. »
Assurer que les communautés reçoivent
des renseignements complets notamment dans le cas de la cartographie
participative est par conséquent essentiel. Dans la plupart des cas, les gens
veulent des mesures pour contrôler les impacts des investissements du point de
vue environnemental ou social, mais généralement comme les investisseurs, ils
veulent que les projets marchent et apportent une contribution significative au
développement économique de leur région.
AE : Dans la mesure où les
problèmes fonciers sont perçus comme l’une des barrières aux investissements
dans l’agriculture, quelles sont les mesures qui peuvent être mises en œuvre
pour y faire face ?
JF : Je pense qu’il y a deux moyens
pour y parvenir. Le premier est d’assurer que les droits fonciers, qu’ils
soient individuels, coutumiers ou communautaires, soient protégés légalement.
Les droits coutumiers peuvent fournir des niveaux de sécurité foncière très
élevés dans certains pays comme la Zambie et la Sierra Leone. Dans d’autres
pays comme le Rwanda, ces droits sont insérés dans un système d’immatriculation
individuelle des terres.
« Beaucoup
doit être fait afin de s’assurer que les investisseurs prennent en compte les
impacts sociaux de leurs projets. »
Deuxièmement, les gouvernements
devraient assurer que les investisseurs suivent des procédures de diligence
raisonnable. Si actuellement les compagnies suivent majoritairement les
procédures qui prennent en compte les impacts environnementaux de leurs investissements,
beaucoup doit être fait afin de s’assurer que les investisseurs prennent en
compte les impacts sociaux de leurs projets. Dans ce dernier domaine, plus de
travail doit être abattu pour développer des procédures correctes de diligence
et combler le vide par rapport aux données.
AE : Pensez-vous que l’agriculture
contractuelle soit un moyen pour les compagnies de réduire les risques fonciers
liés à leur investissement ?
JF : Dans la plupart des cas,
l’agriculture contractuelle peut permettre cela. Cependant, cette approche est
difficile dans des régions où les producteurs indépendants manquent de matériel
végétal de qualité ou de savoir-faire, ou les compagnies n’ont pas une bonne
capacité de mobilisation des sous-traitants.
Par exemple, en Sierra Leone, plusieurs
usines d’huile de palme doivent rejeter les noix de palme provenant des
producteurs indépendants parce que la qualité est faible. Malheureusement, cela
prend du temps pour former les producteurs aux compétences nécessaires, fournir
du matériel végétal de qualité ou des engrais. C’est un domaine où les aides
financières doivent se concentrer plus tôt que tard, par exemple à travers
l’installation de centres de formation des exploitants et la mise en place de
pépinières.
Propos recueillis par Espoir Olodo
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